Un extrait de Ohne S.

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OHNE — Pouvez dire c’quo pensez tous : si suis là, est parc’quo n’ai pas fait d’études. Est ça, la faute à la base : n’a pas fait d’études… Donc : est là !

L'EMPLOYE — Non. Je ne… Ça n’est pas… Mon avis là-dessus n’importe pas…

OHNE — Si si. Si suis là, est parc’quo n’ai pas fait d’études. Est la pensée commune, non ? Peux vous dire ma pensée ? Est l’contraire : si n’ai pas fait d’études, est parc’qu’étais là… Pas eu l’choix. Est pensable pour vous, quo tout l’monde a pas l’choix ? Gagnais pas grand chose. Aurais volontiers été orienté vers autro chose…

L'EMPLOYE — Nous en viendrons aux formations.

OHNE — Pourrai pas faire d’formation.

L'EMPLOYE — Il faudra probablement passer par un premier stade. Rétablir certaines lacunes. Remettre à niveau… Il est clair que votre façon de parler équivaut à… à un délit de faciès…

OHNE — Quelle importance pour tondro l’herbe ?

L'EMPLOYE — Je suis bien d’accord. Mais avant d’arriver devant la tondeuse, vous devrez passer devant l’employeur… Et aujourd’hui, l’employeur veut des prix nobels à tous les postes. Au moins l’air d’un prix nobel.

OHNE — Suis pas un con… suis pauvre.

L'EMPLOYE — Il ne faut pas en faire une fatalité. Et ce qui est important, c’est de ne pas le paraître. C’est éviter le délit de faciès…

OHNE — … de sale gueule. Voyez l’mépris ?

L'EMPLOYE — C’est un constat de réalité. Du réalisme pragmatique. Pas de mépris là-dedans, au contraire, au contraire, de la …

OHNE — … d’la condescendance. ‘xactoment. Est pareil. Question de classe sociale. Les autres pauvres rogardent avec mépris. Lo r’gard du pauvre sur l’pauvre est comme ça, comme lo r’gard du matin dans la glace. Dégoût ou mépris. Les gens aisés peuvent so payer des sentiments plus luxueux. La condescendance est l’mépris des riches. Habillé d’étoffes plus charitables.

L'EMPLOYE — Vous n’êtes pas pauvre. Vous êtes d’extraction populaire.

OHNE — No suis pas pauvre ? Suis populaire ? Est possible d’faire la différence ? Ah oui ! Populaire, est positif. Comme football. Comme jeux olympiques. Sont populaires. Pas pauvres. Football… est pas pauvre quand même… Peut pas dire ça… Comment distinguer populaire et pauvre ? … Est la question du beurre.

L'EMPLOYE — Du beurre ?

OHNE — Ah ! Vois bien quo surprends profondément. Jamais penser la question du beurre ? Vais to dire. Chez l’pauvre, pas d’beurrier. Rigole pas. Différence fondamentale. Pas d’beurrier. Beurre reste dans l’papier. Savais pas ? Si. Et à force, l’papier d’vient gras, sale, crové et collant. Ah oui ! oubliais ! Existe beaucoup d’pauvres, la plupart, qui mangent pas d’beurre… D’la margarine. Parfois même pas, la minarine, ou c’truc là… Enfin, même avec la margarine, théorie s’vérifie : reste toujours la feuille aluminium sur la barquette. Soulève un coin d’la feuille aluminium, glisse l’couteau, ropousse l’aluminium, qui, potit-à-p’tit, comme papier du beurre, dovient gras, crové, ranci, ignoble.

L'EMPLOYE — Ecoutez, je ne crois pas que tout ceci…

OHNE — Et parfois même, un ch’veu colle dans l’gras. Lo ch’veu r’trouve son frère dans l’gras. L’pauvre jette pas l’aluminium d’la barquette, l’pauvre a pas d’beurrier. Quoi ? Suis plein d’mépris ? Mais, suis pauvre. Est moi quo méprise. A cause d’vos mots : populaire. Populaire, est seul’ment un pauvre qui a un beurrier, qui a pas d’cheveu dans l’gras. Est là, ‘xactoment, le délit d’sale gueule. L’pauvre avec beurrier, vu des gens d’en-haut, d’l’humanité supérieure, est du bon pauvre qui so soigne, qui délit–de–sale–gueule pas.

L'EMPLOYE — Excusez-moi une minute, je reviens tout de suite.

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Un extrait de Ohne V.

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L'EMPLOYE    (…) vous demande le dernier endroit où vous avez travaillé !

OHNE    A l’hôpital.

L'EMPLOYE    Quel hôpital ?

OHNE  — Celui en bas de chez moi.

L'EMPLOYE    Quelle adresse ? Qu’est-ce que vous faites ? Où allez-vous ? Restez assis, s’il vous plaît.

OHNE    Besoin du corps.

L'EMPLOYE    Ecoutez, je veux bien donner de mon temps, faire preuve de bonne volonté, mais vite, mettez-y du vôtre aussi… Je ne compte pas y passer la nuit.

OHNE    Besoin du corps !

L'EMPLOYE    Bon, allez-y.

OHNE  (simulant le déplacement) —  Porte. Gauche. Gauche. Tout droit. Pas cent pas. Droite. Porte. Là.

L'EMPLOYE    Qu’est-ce que vous faites ?

OHNE    L’hôpital !

L'EMPLOYE    Pardon ?

OHNE    Porte. Gauche gauche…

L'EMPLOYE    Les toilettes sont juste derrière vous.

OHNE    Les toilettes ?

L'EMPLOYE    Oui, les toilettes… Vos besoins du corps… Ça s’appelle les toilettes.

OHNE    Besoin. Pas urée. Pas miction. Ma mémoire dans mon corps. Besoin de mon corps, ma mémoire dans les jambes, mon corps debout, la jambe devant, la jambe derrière, et la main ici, moi, les yeux fermés, et chaque geste, hop, tout le voyage, tout le parcours. Dans mon oreille : le clac des talons sur le trottoir. Et vous : le chemin de l’hôpital sous vos yeux…

L'EMPLOYE    Hein ?

OHNE    Porte. Gauche. Gauche. Tout droit. Pas cent pas. Droite. Porte. Là.

L'EMPLOYE    Porte. Gauche. Gauche… Vous ne m'aidez pas beaucoup, là. Le nom de l'hôpital, c'est plus simple.

OHNE    ... Hôpital ... Aah... Hôpital… Mémoire des jambes, pas mémoire de l’œil…  Hôpital de l'assistance... Hôpital de Paris...

L'EMPLOYE    Vous n’avez rien de plus précis ? A part la mémoire des jambes et la mémoire de l’œil, vous n’avez pas un peu de mémoire du cerveau ?

OHNE    Gauche, gauche. Et tout droit.

L'EMPLOYE    Gauche-gauche d'où, d'ici ?

OHNE    De chez moi.

L'EMPLOYE    Gauche-gauche de chez vous ! Alors ça ! Gauche-gauche, c’est pas un nom… Vous avez une feuille de paie ?

OHNE    Non.

L'EMPLOYE    Pourquoi vous n'avez pas de feuilles de paie ?

OHNE    ...

L'EMPLOYE    Il faut les conserver toute sa vie, les feuilles de paie  (il s’adresse à Ohne)  Ne bougez pas, je reviens. Ne bougez pas.  (la chaise grince horriblement)  Ou plutôt si, bougez, bougez, allez-y, pendant que je n’y suis pas. Et ensuite, on se rassied, et on continue sans bouger.

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Un extrait de Ohne W.

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L'EMPLOYE    La situation, mademoiselle, est celle-ci : à moins de 26 ans, vous avez les emplois jeunes ; à plus de 52, vous avez la pré-retraite. Entre les deux, eh bien, entre les deux, ma foi, vous avez vingt-six années durant lesquelles vous pouvez faire des formations-reclassements… de trois mois… 104 formations-reclassements de trois mois, par exemple…

Ohne interrompt à nouveau brutalement.

OHNE    Je vide ! Je peux vider ?

L'EMPLOYE    Pardon ?

OHNE    Je m’excuse. Pardonnez.

L'EMPLOYE    Je vous en prie. Attendez votre tour !

OHNE    Je voudrais vider !

L'EMPLOYE    Pardon ?

OHNE    Vider !

L'EMPLOYE    Vider ? Vous voulez vider ?

OHNE    Je vide. J’évacue. J’enlève.

L'EMPLOYE    Qu’est-ce que vous voulez vider ?

OHNE    Vous fumez ?

L'EMPLOYE    Non.

OHNE    Allez ! Fumez !

L'EMPLOYE    Je ne fume pas. Et c'est un lieu public : il est interdit d’y fumer.

OHNE    Je viderai.

L'EMPLOYE  — Ce n’est pas le problème : interdit de fumer, c’est interdit de fumer.

OHNE    Jetez !

L'EMPLOYE    Hein ?

OHNE    Jetez. Jetez… Allez ! Vous avez jeté ?

L'EMPLOYE    Si j’ai jeté ? Bien sûr, oui, qui n’a jamais jeté ?

OHNE  — Jetez, je vide. Je vide, je balaye, je nettoie, j’arrache, je brosse, je ramasse. Je sais faire.

L'EMPLOYE    Personne n'en doute, monsieur… Mais pour l'heure…

OHNE    Je cherche… travailler, je suis assis. Vous voyez : je cherche travailler, je suis assis.

L'EMPLOYE    Si la position assise vous pose un problème, marchez !

OHNE    Regardez : qui marche ? Lui, assis. Lui, assis. Elle, assise. Tous assis. Moi ? Moi, je vais marcher ? Marcher où ? A quoi sert de marcher ? Marcher, c’est marcher. Je cherche travailler ! Il faut servir, non ? Quand je marche, lui, il me regarde, elle, elle soupire. Alors que si je travaille, qui dit ? Qui va dire ? Qui oserait ! ? Je travaille, voilà ! (Donc, très bien)  j’attends, je surveille, (mais) je veux vider, brosser, nettoyer, ramasser…  parce que, sans ça, ça ne veut pas vouloir arrêter de tourner.

L'EMPLOYE    Je vous en prie. Mettez-vous un peu à l'écart.

OHNE    Ça tourne, vous comprenez ? Ça veut vouloir tourner. (Et moi,) je ne veux pas. Je pense, je pense, je pense… Plus je pense, plus ça tourne. Je dois bouger, sinon je pense. Parce que, qu’est-ce que je pense ? Je l’ignore ! Je cherche ce que je pense. Plus je le cherche, moins je le sais. (Donc, surtout,) ne pas penser. Bouger. (Mais là,) est-ce que je bouge ? (Non, là,) je surveille, je surveille. Surveiller, ça n’empêche pas de penser.  Quand je surveille, j’entends qu’ils soupirent parce que je pense, que ça tourne. Vous comprenez ?

L'EMPLOYE    Non, rien !

OHNE    Ecoutez ! Je pense, je réfléchis. Je ne suis pas fait… réfléchir… M’activer, manipuler, transpirer. (Mais ici,) je ne manipule rien. Je tourne autour de ce que je pense, qui n’est rien. Faites-moi transpirer.

L'EMPLOYE    (dans une lueur de compréhension) Ah ! (sincèrement ennuyé) Je ne sais pas ce que je peux vous proposer pour vous éviter de penser.

OHNE    Voilà ! Devoir éviter de penser.

L'EMPLOYE    C’est sûr que c’est angoissant.

OHNE    C’est !

L'EMPLOYE    Ça nous pend tous au nez. Je ne le souhaite à personne…

OHNE    Ça pend !

L'EMPLOYE    Surveillez le cadran… et… et… mâchez du chewing-gum !

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