La manipulation génétique standardisée au point de devenir un sujet de travaux pratiques pour lycéens : telle est la crainte de David Bensimon, directeur de recherche au laboratoire de physique statistique de l’Ecole normale supérieure (Paris). « La principale révolution à venir sera de rendre plus populaires des techniques qui permettront à chacun de fabriquer ses propres organismes génétiquement modifiés (OGM) », affirme-t-il. Des pratiques autrement dangereuses que l’exploitation actuelle du maïs transgénique qui, si elle suscite des contestations, reste fortement encadrée.

« Demain, tout élève surdoué pourra fabriquer sa bactérie, qu’il jettera ensuite à la poubelle ou dans les toilettes », redoute David Bensimon. A l’appui de cette conviction, il cite le concours annuel IGEM (International Genetically Engineered Machines), organisé depuis 2004 par le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Destinée aux étudiants, cette compétition a pour vocation de répondre à la question suivante : « Des systèmes biologiques simples peuvent-ils être construits à partir de composants standards et interchangeables afin de fonctionner dans des cellules vivantes ? Ou bien la biologie est-elle trop complexe pour qu’une telle ingénierie soit réalisable ? » Et de proposer aux participants de créer, par exemple… la bactérie « la plus cool ».

« Une année, c’est celle qui sentait la banane qui a gagné », se souvient David Bensimon, pour qui « une telle compétition démontre que ces techniques deviennent de plus en plus accessibles ».

Pour obtenir ce résultat, il « suffit » en effet de retirer le patrimoine génétique de la bactérie d’origine et de le remplacer par un autre. A quand l’enseignement de ce Meccano du vivant dans le secondaire ? Deviendra-t-il, durant ce siècle, un loisir comme un autre ? Offrira-t-il de nouvelles armes aux terroristes ? Questions d’autant plus pertinentes que la banalisation annoncée des manipulations génétiques ne trouve pas sa source dans les concours estudiantins, mais bien dans les travaux de chercheurs chevronnés.

Ceux, par exemple, de l’Américain Craig Venter, dont l’équipe vient de franchir une nouvelle étape vers la création d’une bactérie pourvue d’un génome synthétique (Le Monde du 26 janvier). Comme ceux de la vingtaine d’experts en biologie synthétique qui se sont réunis, en juin 2007, pour un symposium international organisé à Hulissat, lieu particulièrement reculé de l’ouest du Groenland.

La biologie synthétique « aura de profonds effets sur l’humanité au cours des cinquante prochaines années », ont conclu les participants de ce Kavli Futures Symposium – parmi lesquels David Bensimon était le seul Français -, dans une déclaration commune. Car « la construction de séquences génétiques comparables à la taille du génome d’organismes simples est maintenant possible ». Ce qui constitue une première étape vers l’obtention d’un organisme capable de remplir les fonctions qu’on voudrait lui assigner : assurer, par exemple, la conversion de plantes en combustibles, permettre de créer de nouveaux médicaments ou détruire les cellules déviantes dans le corps humain.

Pour construire de telles cellules artificielles « en créant aussi peu de problèmes écologiques que possible », il faudra encore « des années ou des décennies », estiment les chercheurs, qui ne sous-estiment pas les aléas inhérents à une telle technologie. « Nous avons besoin de développer des mesures de protection contre les accidents et les abus de la biologie synthétique », déclarent-ils en soulignant que « les risques sont réels mais les bénéfices potentiels vraiment extraordinaires ». Un dilemme qui n’est pas sans rappeler celui que connaissent déjà nos sociétés avec les OGM, qui éveillent depuis une dizaine d’années autant d’espoirs de progrès que de craintes d’une dissémination incontrôlée.

Créer de la vie artificielle suscite aussi l’inquiétude de Jean-Pierre Dupuy. Rappelant le vieil objectif assigné à l’homme par Descartes – « Se rendre comme maître et possesseur de la nature » -, ce philosophe développe une critique originale des nanotechnologies (auxquelles appartient la biologie synthétique, dans la mesure où elle manipule les composants du vivant à l’échelle du nanomètre). Et il s’insurge contre la position de ceux qui estiment qu’il est aujourd’hui urgent de « maîtriser la maîtrise » de l’homme sur la nature, comme si le problème résidait dans un simple encadrement des pratiques scientifiques.

« Ce n’est pas simplement par erreur que les inventions vont échapper à leurs créateurs, mais à dessein », affirme-t-il. Là réside, pour lui, la véritable rupture introduite par les nanotechnologies. A l’appui de sa thèse, Jean-Pierre Dupuy cite l’Australien Damien Broderick, écrivain de science-fiction et chercheur honoraire de l’université de Melbourne, pour qui les nanosystèmes, conçus par l’esprit humain, pourraient avoir comme but de court-circuiter « l’errance de la théorie darwinienne » et de promouvoir « le succès du design ». Autrement dit : substituer au hasard qui préside en partie à l’évolution de la vie sur terre un pilotage par l’homme, destiné à satisfaire ses besoins.

Plus question, dans une telle logique, de laisser ce soin à la nature : grâce aux manipulations génétiques, la science peut désormais prendre les rênes. Et le philosophe d’affirmer que « l’expression « nature artificielle » n’est désormais plus un oxymore ». Mais la vision d’un homme démiurge reconstruisant son univers à sa guise n’est pas partagée par tous les observateurs.

Ainsi, le philosophe Xavier Guchet voit plutôt dans les nanotechnologies une nouvelle alliance entre l’homme et la nature. Non plus au plan moléculaire, mais aux niveaux supérieurs du fonctionnement du vivant. Et de citer pour preuve un projet du Laboratoire d’architecture et d’analyse des systèmes (LAAS) de Toulouse, dont le groupe « nano » travaille sur l’un des plus petits moteurs biologiques connus, situé dans la membrane de bactéries.

L’objectif : extraire ce moteur de 45 nanomètres de diamètre de sa membrane, l’utiliser comme un flagelle et l’intégrer dans un nano-objet afin d’assurer son déplacement (par exemple dans le réseau sanguin). « La rupture se situe dans le nouveau rapport que nous entretenons avec la matière, note Xavier Guchet. Désormais, nous pouvons déléguer à celle-ci la fonction de construire, mais sans préjuger du succès de l’aventure. »

Ainsi, la matière deviendrait le « lieutenant de l’ingénieur », et l’homme abandonnerait le rêve de Descartes… « Pour réussir, il faudra renoncer à maîtriser intégralement le processus de fabrication, et en confier une partie à la nature. Mais le flagelle privé de sa bactérie va-t-il se laisser duper par les chercheurs du LAAS ? », s’interroge malicieusement le philosophe. Quoi qu’il en soit, le XXIe siècle verra nos rapports à la nature devenir de plus en plus complexes. Terrifiants pour certains. Fascinants pour d’autres.

Michel Alberganti
Article paru dans l’édition du 24.02.08