Pourquoi monter le Misanthrope ?
Et Comment monter le Misanthrope ?

Comme pour toutes les pièces universelles, c’est une seule et même question. Pourquoi et comment se confondent.

D’abord dire qu’il y a un plaisir simple à défendre le texte de quelqu’un d’autre que soi.

Ensuite, l’universalité du Misanthrope n’est pas contestable. C’est le cas de toutes les pièces qui traversent les Temps.
Il est fastidieux et inutile de dire pourquoi cette pièce parle aujourd’hui. Je pourrais vous dire comment elle n’a pas pris une ride quand on voit comment elle critique le Pouvoir et le Paraître. Le bling-bling… Mais j’aurais à moitié tort. Ce n’est pas la pièce qui n’a pas pris une ride et qui parle d’aujourd’hui, c’est seulement le monde qui n’a pas changé.

Le propre des œuvres universelles, c’est qu’elles ne prennent pas une ride, puisqu’elles parlent du monde tel qu’il est, partout, et des hommes tels qu’ils sont. Et que ce monde et ces hommes, fondamentalement, ne changent que d’un point de vue technique. Fondamentalement, le monde et son organisation sociale ne change pas depuis le passage du nomadisme à la sédentarité.

C’est pourquoi, pour un auteur contemporain, il n’y a rien d’anormal à s’en prendre à un texte vieux de 400 ans. Le travail a été fait et bien fait, pourquoi ne pas s’en emparer.

En quelques mots :

Est-ce Vitez qui disait « Il y a trois grands thèmes au théâtre : l’Amour, l’Argent et le Pouvoir » ? Molière baigne « Le Misanthrope » dans les trois. Mais c’est principalement une pièce qui traite du Pouvoir, de la  corruption des hommes par le Pouvoir, et même seulement par la proximité avec le Pouvoir. Corruption de l’intégrité dans les allées du Pouvoir et dans le jeu social qui l’entoure. C’est une réflexion sur l’intégrité de l’Homme et sur la nécessaire duplicité du Pouvoir. A partir du moment où l’Homme fraie avec le Pouvoir, celui-ci le corrompt quelle que soit son attention et sa volonté. L’amour en fait les frais collatéraux.

Ce n’est pas Alceste le misanthrope, il est seulement atrabilaire. C’est Molière lui-même. Et je me propose de l’y rejoindre. Molière démontre qu’autour du Pouvoir (nous sommes à côté de la Cour) aucune posture (quelle qu’elle soit) n’est possible, n’est tenable. Alceste veut être intègre, il devra partir. Philinte et Célimène qui acquiescent à l’éthique d’Alceste mais qui ne veulent pas de sa radicalité, chacun à leur manière, échouent aussi : Célimène qui veut la joie et le plaisir sera rejetée, Philinte qui craint pour ses intérêts sera humilié par Eliante qui ne refusera pas Alceste. Arsinoé est la duplicité même, sa position est donc indéfendable.

Molière les assassine tous, même s’il les rend attachants et drôles. Drôles à leurs dépens. Oui, Molière (qui a quelques procès aux basques, et un rapport difficile avec les Pouvoirs) est misanthrope. Et il montre comment l’imposture sociale a des conséquences irréversibles sur les relations sentimentales.

Création

les 3, 4 et 5 novembre 2011 (La Salamandre - Vitry-le François) 

Production : La Question du Beurre, compagnie convtionnée par l'ORCCA (en coproduction avec le Théâtre Louis Jouvet de Rethel – Scène conventionnée des Ardennes et La Salamandre  - Scène conventionnée de Vitry-le-François / Avec le soutien du Ministère de la Culture - DRAC Champagne-Ardenne et de l'ADAMI.

Mise en scène : Dominique Wittorski 

Scénographie : Thierry Grand 

Lumières : Olivier Loucif et Thierry Grand

Costumes : Karine Vintache 

Maquillage : Marie-Charlotte Sondaz

Acteurs : Olivier Ythier (Alceste), Charlotte Blanchard (Célimène), Mélanie Faye (Arsinoé), Aline Yéféma (Eliante), Dominique Wittorski (Philinte), Yves Arnault (Oronte), Bruno Rochette (Acaste), Jean-Paul Sermadiras (Clitandre)

Tournée

Saisons 2011-2012-2013 :

nov 11              Aÿ (MJC intercommunale - salle Sabine Sani)
jan 12               Troyes (Théâtre de la Madeleine) 2 repr.
jan 12               Rethel (Théâtre Louis Jouvet) 2 repr.
mai 12              Nouméa (Théâtre de l'île) 7 repr.
fev 2013           Saint-Cloud (Les 3 Pierrots)
mars 2013        Wassy (La Forgerie)
dec 2013          Langres (Service Culturel) 2 repr.

En plus de mots :

Il m’est apparu très vite, au fil des nombreuses lectures, que nombres d’idées reçues ne quittaient pas les mises en scène de ce texte de Molière.
Prenons un exemple : Philinte est toujours montré comme l’indéfectible ami d’Alceste.
Et comme un raisonneur. Il est d’ailleurs qualifié comme tel par Alceste
                       Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien,
                       ce flegme pourra-t-il ne s' échauffer de rien ?    (vers 167-168)
et donc l’on en fait un ami gentiment donneur de leçon.

Mais comment peut-on être l’ami d’un misanthrope, c’est-à-dire de quelqu’un qui n’aime personne ?
Et ce quelqu’un qui n’aime personne, comment peut-il supporter les discours d’un raisonneur, puisqu’il ne supporte personne ? Moi-même, déjà, je ne les supporte pas, les raisonneurs. Et, non, je ne suis pas tout-à-fait misanthrope.
Mais j’y travaille.

Donc,
Soit Alceste n’est pas tout à fait misanthrope, disons, encore moins que moi.
Soit Philinte est fou, et aime quelqu’un qui n’aime personne.
Soit les deux…

Le problème, quand on prend au pied de la lettre une assertion de l’un des protagonistes, comme je viens de le faire, c’est qu’on épouse donc son point de vue.  Ce n’est pas parce qu’Alceste qualifie Philinte de raisonneur que c’est vrai. Ce n’est pas parce que Philinte se dit « son ami » que c’est vrai aussi…

Repartons alors autrement.

Mon idée, c’est que « Le misanthrope » est une pièce oulipienne.
Comment, comment ?
Non, je n’ignore pas que l’Oulipo (fondé vers 1960) et Molière (son Misanthrope date de 1666) n’ont pu se croiser en aucune façon.
Non, pour autant, je ne galèje pas.
Molière a pu être oulipien sans le savoir, comme son monsieur Jourdain faisait sa prose sans le savoir aussi. On pourrait même, selon les statuts de l’Oulipo, considérer Molière comme membre « excusés pour cause de décès » de l’Ouvroir de littérature potentielle.

L’Oulipo, au fond, c’est simplement se choisir une contrainte forte sur la forme, contrainte qui produira du sens, du fond, grâce à une paradoxale liberté.
Il est incontestable que l’alexandrin, l’écriture en vers, est une contrainte forte, absolument extérieure à toute nécessité dramatique. C’est une forme pure qui, pour autant, produit du sens.
Dire donc que « Le Misanthrope » est une pièce oulipienne, comme toute la littérature dramatique en alexandrin, est une quasi évidence, relève presque du truisme, non de la galéjade.
« Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. »
                                       Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce, page 39.

Mais Molière est oulipien au-delà du vers, il s’est imposé une contrainte forte, corrélée à la structure de l’alexandrin, qui éclaire et fait résonner (et raisonner) tout le texte : la contrainte, c’est le carré. Le chiffre 4. Comme les 4 hémistiches qui forment une belle paire d’alexandrins. Pas étonnant que Molière ait choisi d’écrire ce misanthrope en alexandrins, lui qui privilégia si souvent la prose… Les alexandrins vont toujours par quatre. Deux rimes masculines, deux rimes féminines, alternativement, rigoureusement, masculin et féminin, par deux, comme les personnages de la pièce. Et la pièce est construite sur quatre figures, deux masculines (Alceste, Philinte) et deux féminines (Célimène, Arsinoé).

Cette contrainte oulipenne, Molière la choisit (inconsciemment ?) pour mettre en jeu une longue réflexion sur l’intégrité et la duplicité. Alceste, l’intègre, l’est beaucoup moins qu’il le souhaite. Célimène, la précieuse, est bien plus conséquente qu’on ne l’imagine. Duplicité que l’on retrouve éclatante chez Arsinoé, et même chez Philinte. Duplicité fois duplicité : quatre, encore. Molière va placer quatre personnages aux quatre positions extrêmes de sa réflexion sur l’intégrité et la duplicité. Pour brosser l’ensemble des possibles et des variations à partir de ces quatre archétypes. Ah ces hommes du XVIIème… incorrigibles formalistes !

Comment cerner les écueils de l’intégrité ? Son impasse. Tout en montrant où conduit la duplicité : au gouffre.

Dans le théâtre de Molière, tous sont aimables, mais personne ne s’en sort. Tous s’éclairent les uns les autres. Personne ne se sauve, n’est sauvé ; et pourtant tous sont séduisants, aimables… sans quoi le spectacle n’est pas regardable !

Ma vision du Misanthrope repose donc sur ces quatre piliers. Quatre duos, où chaque personne, en miroir, renvoie le reflet inversé ; quatre duos qui s’éclairent les uns les autres. C’est une structure étonnamment forte, qui renvoie à la figure géométrique du carré.

La pièce de Molière est carrée. A chaque coin un personnage fort. En connexion avec les trois autres coins.

        Alceste ____________  Célimène
            !                                            !
            !                                            !
            !                                            !
            !                                            !
            !                                            !
            !                                            !
            !                                            !
            !                                       Arsinoé
        Philinte _____________  Eliante

Un carré parfait ? Je vois des sourires. Le carré est imparfait. L’un des coins est surabondamment occupé !

Oui, mais je ne suis pas au bout de mon développement. Patience.

Voyons les quatre protagonistes des duos, que l’on peut placer aussi aux quatre points cardinaux d’une rose des vents, laissant alors apparaître qu’il s’agit des quatre positions extrêmes d’un continuum complexe, où toutes les variations intermédiaires existent :

•    Il y a, au Nord, le premier, celui que personne n’oublie, évidemment : Alceste.

Evidemment, Alceste a raison d’aimer Célimène, elle est aimable.
Evidemment, Célimène a raison d’aime Alceste, loin d’être misanthrope, son désir se veut pur, dans une époque corrompue. C’est très beau, très exigent.

Le problème, c’est qu’au premier doute, Alceste saute sur Eliante, la belle naïve. Question intégrité, on peut rêver plus classe.

L’intégrité d’Alceste est, pourtant, par trop radicale. Mais il se trouve confronté à des gens dont la posture, pour plus souple qu’elle soit, n’est pas cohérente. Il s’entête donc. Et dans ses mains, la vertu devient vicieuse. D’autant plus vicieuse, qu’il n’est pas cohérent non plus, mais que personne ne pourra le lui reprocher. Il faut être blanc pour dénoncer les âmes grises…

L’intégrité insupportable (et tout de même variable…) d’Alceste le conduira à devoir quitter le Monde. Echec.

•    Il y a la deuxième, à l’Est, étroitement associée : Célimène.

Elle est veuve. Et jeune. Célimène aime. Elle est de son époque.  C’est une précieuse. Elle aime vivre dans le Monde. L’exact opposé d’Alceste à cet endroit. Mais on ne la placera quand même pas au Sud. Nous expliquerons pourquoi.

•    Il y en a un troisième, à l’Ouest (on le verra, dans tous les sens du terme) que l’on a tendance à catégoriser comme secondaire, or il est indispensable : Philinte.

L’on considère souvent Philinte comme celui qui a la distance philosophique qui le prémuni de ce qui brûle Alceste.

Peut-être en a-t-il le verbe. Mais les actes ne peuvent le laisser aussi serein qu’il le professe. Lorsqu’Alceste tente de séduire, ou d’enlever, Eliante, suite à son dépit, Philinte, présent et muet, peut-il se résoudre à regarder Eliante partir ? C’est pourtant ce qu’il semble faire… Il est muet. Il assiste à tout et ne dit rien. Aime-t-il Alceste au point de lui voir rapter Eliante sans un mot ? Ou, au contraire, vit-il là le point ultime où ses discours ne tiennent plus ?

En fait, Philinte et Célimène sont les deux faces d’une même médaille : ils sont tous les deux d’accord sur le fond avec Alceste. Mais ils s’opposent sur la manière.

Philinte semble raisonnable. Il professe une ligne modérée. Il reconnaît à Alceste la justesse de la critique sociale, mais soutient que les usages veulent que l’on soit polissé. En fait de polissage, il craint surtout pour ses affaires, et soutient qu’il est dangereux d’être dans le Monde selon la ligne d’Alceste. Dangereux, parce que, la pièce en regorge d’ailleurs, les procès et les déconvenues pouvant aller jusqu’au duel sont au bout de l’intransigeance.

Sa « politesse » le conduira au silence lorsque Alceste embarquera Eliante. Sa posture est donc un échec au moins au même titre que celle d’Alceste.

Célimène, quant à elle, est aussi en accord de fond avec Alceste. C’est pourquoi elle se situe à l’Est. Son problème, comme celui de Philinte est un problème de forme. Célimène, dont nous savons qu’elle est veuve, n’entend pas sacrifier plus longtemps sa vie. Au fond d’accord avec Alceste, elle pense pouvoir vivre dans le Monde en en respectant les usages : légèreté, amusement, joie. Compliments où l’on en demande, vacherie où cela fait rire…

Mais Célimène n’est pas une sotte légère.
Au point qu’elle offrira sa main, pour se ramasser un rateau monumental. Comme volage, on peut imaginer qu’elle serait plus inconséquente.

Voilà bien le problème de la posture de Célimène : elle sera assassinée, au figuré, par toute la cour, et ne trouvera pas grâce aux yeux de l’homme qu’elle aime. Troisième posture d’échec.

•    Le dernier coin est occupé, au Sud par : Arsinoé – Eliante.

Oui, au quatrième coin, Molière semble avoir du mal à joindre en un seul personnage celle qui doit servir de reflet inversé à Célimène (Arsinoé), et celle qui séduit Philinte (Eliante). Arsinoé semble n’être pas équipée des vertus qui peuvent plaire à Philinte (quoique…, elle fait partie de la liste dressée par Philinte à Alceste pour de meilleurs choix que la précieuse Célimène), et Eliante n’est pas l’opposante retorse nécessaire à éclairer Célimène sous un jour plus amène.
Mais, au fond, à bien y regarder, en face d’Alceste qui est l’intégrité même, il faut quelque chose, quelqu’un, qui soit la duplicité incarnée… Comment mieux incarner la duplicité qu’en lui donnant deux visages ? Non, vraiment, Molière n’a pas eu du mal, il a eu du génie.

Arsinoé est une fausse prude. De celles qui pensent être les plus vertueuses du monde parce qu’elles sauvent les apparences. Elle confond le péché avec le scandale. L’absence de scandale suffisant à éloigner la mauvaise conscience… C’est ce qu’elle reproche à Célimène d’ailleurs : les bruits qui courent sur elle, et non ce qu’elle fait. Par ailleurs, l’on constate qu’Arsinoé, loin de toute pruderie, n’hésite pas à se rouler dans la fange… en toute discrétion. Ne propose-t-elle pas à Alceste de goûter à ses appâts ?

Nous pensons donc que, contrairement à la représentation usuelle, Arsinoé est jeune et belle. Elle n’est pas la vieille aigrie qui ne peut plus, mais une jeune aux dents qui rayent le parquet au point de faire peur aux hommes. Une sorte de C.B. qui rêve d’un homme qui ait le Pouvoir d’appuyer sur le bouton atomique… Belle et atroce. Le contraire de Célimène, belle et légère, peut-être naïve. La naïveté, c’est le contraire de la duplicité d’Arsinoé. Pas d’innocence chez celle-ci. Au contraire, le cynisme absolu.

Arsinoé a un tel pouvoir sur elle-même, un tel besoin de Pouvoir, un tel besoin de posséder, qu’elle est capable, pour atteindre son but (notamment posséder Alceste, voir Acte III scène 5) de se transformer en une jeune créature naïve et d’apparence saine : Eliante.  Le cynisme le plus glacial.

Nous aurons donc une Arsinoé capable de se transformer en Eliante, et de redevenir Arsinoé selon ses besoins. Les spectateurs en seront les témoins avant que les trois autres personnages ne le comprennent.

En adjoignant les deux figures en un seul personnage tenu par une seule comédienne, nous faisons d’Arsinoé une sorte de Valmont des « Liaisons dangereuses ». Une Valmont au féminin. La figure contractée de Merteuil et de Tourvel. Et derrière la représentation des allées du Pouvoir, le Misanthrope devient également un précis de médiocrité affective. Imaginez l’ampleur du désastre pour Philinte qui ravale toute fierté (il n’en a aucune) pour être amoureux d’une personne qui n’existe pas, au moment où il le découvre.

En conclusion :

Voilà nos quatre directions de la rose des vents des relations sociales et affectives en marge du Pouvoir. Quatre postures odieuses ou vouées à l’échec. Nous vous le disions, c’est vraiment Molière le misanthrope, qui ne voit, là où il y a Pouvoir, aucune sorte d’échappatoire pour l’humain. Le Pouvoir corrompt tout, nous dit Molière, surtout la capacité à aimer. Les hommes ne sont jamais aimables dans ces eaux-là.

On peut donc compléter le carré comme suit

        Alceste ____________  Célimène
        (Intégrité)                      (Intégrité
            !                               mais plaisirs)
            !                                           !
            !                                           !
            !                                           !
            !                                           !
            !                                           !
        Philinte _____________ Arsinoé 
(Intégrité mais             Eliante
       intérêts)                    (Duplicité)